ANNEXE
Après avoir visité le site de Papy Louis et en particulier, les pages sur la guerre 14-18, Raphaël Zacharie de Izarra m'a envoyé huit textes qu'il me permet de publier - prenez aussi le temps d'aller consulter ses autres textes -:
Huit histoires pathétiques et un texte lucide sur les tranchées, par Raphaël Zacharie de Izarra
4 - L'ENVERS DE VERDUN
Aujourd'hui on fête ses cent
ans. C'est un rescapé de Verdun,
un grand blessé de guerre. Après la "14", il
s'est mis à baver dans
sa soupe. Il venait d'avoir vingt ans, dont deux passés dans
les tranchées.
La guerre finie, gagnée, réglée, il a
bénéficié des plus grands
égards de
la part de la République. Ça n'a pas
empêché qu'à vingt ans il faisait peur
aux enfants, peur aux filles, peur à lui-même. Et
même au Diable, dit-on.
Après sa "14", il a toujours inspiré
pitié, dégoût,
reconnaissance. Quelque chose du respect et de la terreur
mêlés : depuis son
retour des tranchées, on lui parle rarement en face. De
fait, il est demeuré
solitaire, vieux garçon, privé de tendresse
humaine. Pas une caresse de femme,
jamais. Seule la Patrie reconnaissante lui accorde ses faveurs
austères, une
fois par an. Il n'y a guère que la Sainte Vierge des
églises qui n'a jamais détourné
le regard de sa face de héros.
Aux réjouissances organisées à
l'occasion de son centenaire, il a reçu les
honneurs de la République qui, quatre-vingts ans
après, à travers le jeune
maire un peu émotif a
préféré elle aussi ne pas regarder en
face son cher
enfant... Ca fait longtemps qu'il n'attend plus rien de ce monde.
Depuis la fin
de la "14" il est dans sa prison mnésique, radotant
inlassablement sa
guerre.
Poliment incompris.
Et lorsque parfois, l'oeil humide, la rage au coeur, le poing tremblant
il
crache sur le drapeau de la Patrie, insulte les Couleurs, reproche aux
hommes
leur folie meurtrière, on fait semblant de croire que les
tranchées lui ont fêlé
la raison. La vérité non plus, on n'aime
guère la regarder en face.
Pour ses cent ans, il peut bien se permettre de gâcher la
fête. Qu'a-t-il à
perdre lui qui dès l'âge de vingt ans avait
déjà tout perdu ? Las de la
mascarade humaine, il préfère cracher sur le
drapeau, foutre son pied au cul
de la Patrie, maudire ses médailles. Officiellement cette
fois : devant
Monsieur le maire qui s'est marié, en face de ces rendeurs
d'hommages sans
dommages, sous les ors de la République au regard oblique.
Ces regards, toujours... Déviés,
gênés, crispés. Quatre-vingts ans que
ça
dure. Être obligé à vingt ans de manger
seul sa soupe parce qu'on dégoûte
les autres, faut le vivre ! Et baver dedans parce qu'on ne peut pas
faire
autrement, n'est-ce pas une misère ?
Ont-ils enfin osé regarder en face l'ancien des
tranchées, le blasphémateur
de la "14" déshonorant le Monument aux Morts le jour de ses
cents ans
? Moins que jamais.
Après les tranchées, après une
existence misérable, solitaire, honteuse passée
sur Terre à voir des regards de côté,
il fallait bien leur dire à eux qui
rendent si facilement hommage ce que c'était que
d'être, durant quatre-vingts
années, dans la peau d'une maudite, d'une foutue, d'une
satanée "Gueule
Cassée".
5 - UN VERRE D'EAU A VERDUN
Certains étaient faits pour
les délicatesses de salon,
d'autres pour la mécanique, d'autres encore pour faire
pousser des patates dans
leurs champs. Tous se sont retrouvés pataugeant dans la
boue, trébuchant sur
des cadavres dans des odeurs de poudre et de charogne. Ils ont
fêté leurs 26
ans, leurs 30 ans, leurs 40 ans dans des trous à rats. Mais
ils réalisaient
quand même qu'ils vivaient là une drôle
d'époque... Moustache sous le nez et
baïonnette au fusil, ils embrochaient du "Boche" du matin au
soir. A
Verdun c'était la sinistre spécialité.
Pour le reste de leurs jours, les patriotes emmagasinaient des images
comme au
cinématographe. A la place de la lune de miel, il y eut les
tranchées. Au lieu
du repas de noces, on avait prévu de la viande de boucherie.
Jusqu'à satiété.
Le festin fut indigeste mais mémorable. Certains en
deviendront fous pour la
vie, sans avoir la moindre égratignure extérieure.
Des naïfs avaient cru pouvoir bientôt se marier,
avoir des enfants, faire
pousser des patates. Des idéalistes pensaient avoir une vie
normale, ne
souhaitant que de se fondre dans la masse, mener une existence
honnête et
anonyme. Des optimistes prenaient la vie du bon
côté, n'imaginant rien de pire
que la pluie qui tombe, ne demandant rien d'autre que de couler des
jours
humbles et heureux. On leur a donné de la gueule
cassée. Pour le restant de
leurs jours, une grimace pour tout visage. A leur chair tendre et
jeune, on a
opposé l'acier des obus. C'était pour la France.
Quatre-vingts ans après, ils nous rebattent les oreilles
avec leurs souvenirs
de la "14". Ils ont aujourd'hui plus de cent ans, traînant
leur
gueule cassée depuis quatre fois vingt ans et radotent,
intarissables sur les
tranchées. La plupart se désolent d'avoir connu
Verdun sous les obus. Il y en
a quand même qui sont demeurés patriotes.
Quelques-uns haïssent toujours les
"Boches".
Une poignée d'irréductibles centenaires seraient
même prêts à remettre ça
: la guerre rend vraiment fou.
6 - UNE FOLIE D'AMOUR
La pucelle est laide de visage. Le soldat
ne semble pas très
regardant sur l'éclat de ses conquêtes : sous le
soleil de juin toutes les
filles ont de la poitrine et les robes légères
sont des invites pour tout ce
qui porte moustaches et baïonnette. Les fruits ont
mûri à temps, le loup rôde,
la laide Suzon est loin d'être gourde. Eugène,
après l'horreur des tranchées
a l'oeil indulgent pour tout ce qui ressemble à une femme.
En permission depuis
peu, se perdre dans la volupté, chercher la douceur
féminine lui est un
devoir, un acte de rébellion contre les obus, la terreur, la
mitraille, là-bas...
Bientôt l'humble Suzon tombe dans les bras du poilu. Demain
il sera peut-être
mort. Après la boucherie des combats, le feu de la chair.
L'étreinte est
bestiale, profonde, belle et
désespérée. Les amants se roulent dans
la
paille, ivres de vin blanc et d'amour. Les coeurs se
révèlent, les corps
exultent, les têtes tournent, on se fait des serments fous...
Les bruits de la guerre sont loin.
Le corps apaisé, Suzon se sent belle. Son soldat est son
"premier".
Eugène lisse ses moustaches en caressant le menton de la
coquine, l'humeur mélancolique,
le geste attentionné, l'air tendre et gaillard. Mais
l'amour, le vrai,
l'inattendu, le fou, l'aveugle, le déconcertant, a surpris
la Suzon. Elle
l'herbe sauvage, lui le soldat brisé. Demain
déjà, il lui faudra retourner au
combat. Que faire ?
Il n'y a rien à faire. Les tranchées ont
déjà broyé l'âme
d'Eugène. Sous
ses jolies moustaches, c'est une épave. Demain il exposera
son corps au fer et
au feu "pour la France". Demain il sera mort, c'est
décidé ! Cette
étreinte était son dernier hommage rendu
à la vie, sa dernière volonté
avant d'en finir. Demain il se laissera ensevelir par la boue de Verdun
en
hurlant son désespoir. Eugène n'aime pas la
guerre, n'aime pas le drapeau,
n'aime pas cet enfer patriotique qui l'a déjà
tué en dedans.
Ils se sont quittés sur un dernier baiser, elle l'herbe
sauvage, lui le soldat
brisé...
Quatre-vingts années se sont écoulées
depuis. A presque cent ans la Suzon est
encore plus laide qu'à vingt ans : grabataire,
ridée, effrayante, complètement
démente. Elle ne s'est jamais mariée. Dans
l'hospice qu'elle hante depuis si
longtemps, plus personne ne l'entend quand de sa bouche
édentée elle murmure
entre des sanglots de moribonde, le regard affligé, la main
tremblante, la voix
inaudible :
- "Eugène, il s'appelait Eugène et
j'l'aimais c't'homme-là...
L'tranchée l'a pris mon Eugêne... Il m'a
aimée avant d'partir et moi
j'l'aimais aussi, d'tout mon coeur... D'tout mon coeur mon
Eugène..."
7 - UN POILU SANS FARD
Je m'appelle Eugène Bertrand,
ancien de la "14".
Dans les tranchées, j'ai bouffé de la boue,
avalé du jus de balle, bu des
obus, dormi sur des matelas de morts, tous avariés,
crevés, troués. J'ai
embroché du Boche surtout. J'avais vingt ans.
C'était pas des vacances.
Fallait y aller quand même, c'était pour la
France. La France... Un foutu pays
qui rime avec souffrance. J'y suis allé dans les
tranchées, vu qu'y avait une
chose que je respectais plus que tout quand j'avais vingt ans : le
canon qu'était
sous ma tempe.
Je lui ai donné ma gueule de vingt piges à la
France. Regardez-moi bien en
face, regardez-moi droit devant parce qu'une tête de cochon
pareille, j'ai plus
de cent ans, une tête comme ça vous n'en reverrez
plus. Pis c'est tant mieux.
La France elle m'a bien cassé la gueule. La putain, la
salope ! J'ai plus de
cent ans, je peux bien le dire maintenant, hein ?
Vous les ordures décorées, vous les anonymes
petits patriotes, vous les
enfants de cette pourriture tricolore, vous les fils de cette crevure
aux
sillons abreuvés de fumure républicaine,
regardez-la bien ma gueule de poilu,
parce qu'elle vous dit bien MERDE.
Elle vous dit merde depuis plus de quatre-vingts ans, vingt-quatre
heure sur
vingt-quatre. Défigurée comme elle est, qu'est-ce
que vous voulez qu'elle vous
dise d'autre ma gueule de vieux poilu "radoteux" ? Ça fait
plus de
quatre-vingts ans que je fais la grimace, vous trouvez ça
normal vous ?
En récompense elle m'a chié une
médaille la France. Vous croyez que ça m'a
rendu plus beau à voir ?
Regardez-moi en face vous les "empatrioteurs" de tranchées.
Regardez-moi en face vous les statues verdies des squares,
héros de bronze de
la "14", regardez-moi bien en face vous les idoles de pierre qui
portez armes avec élégance... Vous tous pour qui
la plus belle de toutes les
femmes se nomme "France" et qui n'est en vérité
que la reine des
putains, regardez-moi avant que je ne sois bientôt rendu dans
la patrie des
damnés de la République.
J'avais vingt ans, dans les tranchées vous avez
brisé le ciel, brisé un
visage, brisé une âme.
8 - UN ABRUTI FINI
Le père Eugène est
un ancien combattant des tranchées de la
"14". Quand il raconte ses souvenirs de guerre, il à la
larme à
l'oeil. A force de rire.
Il s'esclaffe en racontant ses anecdotes triviales de bidasses,
inconscient des
horreurs vécues dans la boue de Verdun. Il narre, joyeux, sa
folle jeunesse
sous les obus, le pinard des tranchées, le Boche qu'on
tirait comme un lapin en
faisant des paris avec les copains, intarissable sur ses coups
pendables, se
vante de ses succès en permission, prétend qu'il
paradait fièrement au bras
des filles, exagère ses faits d'armes, se souvient avec
tendresse des chants
paillards précédant les assauts, se
remémore, hilare, les champs de bataille
quand il fonçait sur l'ennemi, toujours rond...
Il avale sec sa gnôle le père Eugène,
trinquant à ses souvenirs, l'air
nostalgique :
- " Ha ! C'était quelque chose les tranchées mon
gars ! Ça y allait. Pis
ça pétait de tous les côtés
! Y sortait du Boche de partout. Ça mitraillait
dur. On avait la trouille, mais que ce qu'on rigolait mon gars !
Fallait nous
voir courir comme des lièvres... Ha ! Dans ce temps
là j'avais des pattes pour
la course, c'est pas comme maintenant. Tu penses bien, à
cent-un an... C'est
pus comme avant, hein ? Fallait le faire quand même, quand on
y pense... Ha !
Ça y allait dans les tranchées ! "
Toute sa vie durant, et ce depuis bien avant qu'il soit
envoyé dans les tranchées,
le père Eugène a tiré sa substance
vitale des mamelles de Bacchus. Habité
par le dieu Gnôle du matin au soir, analphabète,
inculte, ignare, le père Eugène
passe cependant pour un héros sous prétexte qu'il
a connu les tranchées. Pion
de base imbibé en permanence de mauvais vin,
Eugène aurait tout fait pendant
sa jeunesse pourvu qu'on le lui ordonnât, pourvu qu'on le
ravitaillât en
pinard républicain : casser du Boche, envahir l'Espagne,
coloniser les Nègres,
conquérir le monde, pour lui aucune différence.
Bien rigoler entre bidasses,
voilà l'essentiel.
Il est jovial le père Eugène. Tout le monde
l'aime bien.
Il faut quand même reconnaître qu'à
cent-un an, cet ivrogne d'Eugène est un
parfait, définitif, irréductible abruti.
85 ans après, les balles de
Verdun n'en finissent pas de
siffler au-dessus de nos têtes, et les
générations à venir en garderont
à
jamais les stigmates. De la même manière que nous
nous interrogeons sur les
occupations de nos aïeux qui n'avaient ni Internet ni
télévision, nous nous
interrogeons sur les motivations funestes qui les ont
poussés à aller patauger
dans la boue des tranchées.
Après l'ère des taupes, voici qu'est
arrivée, huit décennies après,
l'ère
des papillons. Les internautes préparent un terrain
d'entente, changent les
données futures, tout en contribuant au souvenir de nos
ancêtres qui n'avaient
pas Internet. Les joujoux de ces derniers se nommaient
baïonnettes, obus,
chars. A chaque époque ses "passions".
Aujourd'hui les tranchées servent à enterrer les
câbles de fibres optiques
qui nous relient les uns aux autres. En quelque sorte,
l'épée est devenue
charrue.
C'est le miracle quotidien du NET.
Textes de Raphaël Zacharie de Izarra - raphael.de-izarra(AROBASE)wanadoo.fr